Ligne claire, arêtes vives : la vie de Pierre Boulle est originale. Une vie en trois temps bien marqués. L'enfance avignonnaise apparemment sans histoire. Puis, sitôt la maturité, avec la découverte de l'Orient, de la guerre, dix années d'aventures, héroïques parfois. Enfin, de retour à Paris, l'entrée en littérature : commence alors pour Pierre Boulle une longue saison où la vie se confond avec l'écriture. Trois périodes donc qu'un caractère indépendant réunit.
Les années de formation 1912-1933
Pierre Boulle naît le 20 février 1912 dans une famille de la bourgeoisie avignonnaise éclairée. Son père, Eugène Boulle, avocat lettré et brillant, lui enseigne l'humour avec l'ouverture d'esprit. Sa mère, Thérèse Seguin, issue d'une famille d'imprimeurs qui a donné à la Provence son chef-d'œuvre : Mireille, de Mistral, restera pour Pierre Boulle un modèle de courage et de modestie. Aux leçons de cet entourage bienveillant s'ajoutent, pour l'enfant, celles de la nature, grâce au cabanon familial de « l'Ilon » sur le Rhône. C'est là qu'avec la pêche, la chasse (voire le braconnage), il connaît ses premières grandes émotions. « Je ne crois pas avoir jamais éprouvé une exaltation aussi forte que le jour de mon premier lapin ! », constate-t-il soixante ans après dans L'Ilon, un livre de souvenirs. A la suite de tels événements, que peuvent bien peser les années de passivité et d'ennui du lycée ? Pierre Boulle en tire pourtant parti en réussissant le concours d'entrée à l'Ecole Supérieure d'Electricité de Paris. Mais, à sa sortie en 1933, il ne retrouve plus le monde de son enfance : sa mère est devenue veuve et l’Ilon a été vendu. Il se résigne, pour un temps, à une vie banale d'ingénieur non loin de sa mère et de ses sœurs...
En 1936, une firme britannique lui offre, en même temps qu'une brillante situation dans une plantation d'hévéas de Malaisie, une porte de sortie. Pierre Boulle saute alors le pas.
Les années d'aventure 1936-1946
La plantation est à 50 miles de Kuala-Lumpur, en Malaisie britannique. A ses débuts, le jeune Pierre observe. L'étrangeté des gens, malais, chinois ou anglais, le surprend. Plus encore le mode d'organisation de la plantation. Devant l'extrême rationalité de ce monde anglo-saxon, il est partagé entre scandale et fascination. Mais Pierre Boulle n'écrit pas : il reste dans le roman de sa vie. C'est la guerre qui le jette dans l'action. Obligé de passer en Indochine, il la quitte bien vite pour gagner le camp des Alliés. L'Intelligence Service l'initie aux obscures besognes de l'agent secret : renseignement, sabotage, etc. Et la France Libre le dépêche en Chine avec mission de préparer, de concert avec des éléments amis à Hanoï, la libération de l'Indochine. L'équipée par la route de Mandalay l'enchante d'abord. L'arrivée en Chine le dégrise. Impossible pour lui de se résigner aux aléas d'une implantation précaire et d'un réseau qui ne marche pas ! Il n'en restera pas là...
Vingt ans plus tard, dans Aux sources de la rivière Kwaï, Pierre Boulle évoquera sa traversée de la frontière indochinoise par le fleuve Nam Na. Extraordinaire épisode que celui-là : la descente solitaire, au fil du courant, sur un simple radeau de bambous, les nuits aveugles, les rapides, les sangsues... Tout cela pour tomber finalement aux mains d'un adversaire qui ne pardonne pas. La cour martiale de Hanoï condamne Pierre Boulle, en octobre 1942, aux travaux forcés à perpétuité. Privé du statut de prisonnier politique, c'est à la prison de Saïgon que le rejoindra la Libération.
Les années d'écriture 1949-1994
Rentré à Paris, Pierre Boulle ne tarde pas à repartir pour la Malaisie. Mais, cette fois, trois années d'ennui et un « coup de folie » suffi- ront pour avoir raison de sa vocation de planteur au profit d'une autre, définitive, celle de conteur : « digne conclusion, s'amuse-t-il, d'une série d'aventures saugrenues ! » C'est ainsi que Pierre Boulle, installé dans un hôtel du Quartier Latin à Paris, puis chez sa sœur Madeleine devenue veuve, entame une carrière de romancier et aussi de dramaturge, de nouvelliste... voire d'essayiste !
Une longue carrière bientôt couronnée tant par les prix littéraires que par les triom- phes du cinéma : Hollywood achète systématiquement ses droits.
« Je n'ai, confie Pierre Boulle, rien fait d'autre qu'écrire depuis. »
La lignée de Pierre Boulle
L’œuvre de Pierre Boulle n'est pas aisée à situer. Elle n'entre ni dans la typologie des genres ni dans les courants littéraires du temps. Certains critiques y ont reconnu, à juste titre, la tradition anglaise de Joseph Conrad, avec son « cycle malais » inauguré en 1895 par La Folie Almeyer ouSous les yeux d'Occident. Tradition avec laquelle renouait, après la Première Guerre mondiale, Somerset Maugham dans son Sortilège Malais. Mais cette filiation revendiquée, source de profondeur et de magie, n'est peut-être pas le dernier mot de Pierre Boulle. D'autres critiques ont tenté de ranger cette œuvre dans la science-fiction. Pierre Boulle, en effet, ne se prive pas d'anticiper les possibilités de la science, tel un autre Jules Verne, ni de rêver, dans le prolongement d'Edgar Poe, aux destinées du cosmos. Chez lui, toutefois, ces spéculations n'ont rien de gratuit. La fiction est l'occasion d'une âpre satire de notre monde : un monde figé, que continuent de régir des modes de vie stéréotypés et des systèmes de pensée dépassés. C'est ainsi qu'à la fin de La Planète des Singes, le roman d'aventure cosmique tourne au procès de l'humaine « singerie ».
Il n'y a guère plus à attendre du rapprochement entre l'œuvre de Pierre Boulle et divers courants alors florissants, comme le « fantastique » qui, chez Marcel Aymé ou chez Obaldia, s'épanouit en fantasmagorie poétique... ou « l'absurde » cher à un Sartre, un Camus ou un Ionesco. Pierre Boulle a, en commun avec ces grands écrivains, le refus de l'exotisme complaisant, du colonialisme et de la barbarie. Comme eux, il se méfie tant du sentimenta- lisme frelaté que du scepticisme. Mais son engagement est d'une autre sorte : il rejoint, sur un plan profane, celui, théologique, d'un Teilhard de Chardin en faveur du progrès humain.
En définitive, l'originalité de l'œuvre de Pierre Boulle consiste peut-être dans le curieux fait que chacun de ses livres se lit de deux façons à la fois : soit comme un divertissement humoristique, à la mécanique incroyablement précise, soit comme un appel à cette « évolution créatrice » que contrarie notre routine et que la guerre et la haine sacrifient.